Sommaire
Prologue
La méthode
Le bâtard
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte
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Avant d’aborder cette partie de mon étude, il convient de jeter un regard en arrière. J’ai abordé mes analyses à partir de l’hypothèse selon laquelle l’évangile de Marc traduit, au niveau du langage, un processus de mythisation dans lequel Jésus est représenté conformément au modèle du Christ, personnage héroïque tiré des Écritures. Cette mythisation a été possible parce que l’écrivain a vu dans les sonnées biographiques de Jésus des « signifiants » correspondants à un système de significations christologique. Ainsi l’évangile n’est pas une narration de la vie de Jésus, pas plus qu’une fable héroïque des exploits du Christ, mais un récit interprétant les paroles et les actes de Jésus à partir du modèle du Christ.
En raison de cette hypothèse, j’ai relu les textes en portant une attention spéciale aux éventuelles « apories ». J’entends par « aporie » ce qui constitue une entrave à la cohérence du récit. En effet, puisque le texte est une interprétation d’informations biographiques dans un sens autre que leur signification littérale, il doit présenter des incohérences dues à l’hétérogénéité entre les syntagmes des informations et le sens christologique.
J’ai constaté en effet que le texte est parsemé d’apories, qui apparaissent avec d’autant plus d’évidence qu’elles sont objet de censure dans les textes parallèles des autres évangiles. Après les avoir cernées, j’ai donc cherché à les isoler du discours interprétatif christologique et à les compléter, en recourant à des analogies et à des postulats posés à partir des modèles topiques.
Au terme de ces analyses, je me suis trouvé en face de deux textes dont l’un – le texte reconstruit – est un document d’information, l’autre un récit d’interprétation.
Ce n’est pas tout. Au cours de ces analyses, j’ai aussi découvert que les deux textes – d’information et d’interprétation – se coordonnent non seulement selon l’articulation du discours allégorique, mais aussi selon une dialectique rhétorique, l’un constituant un acte d’accusation, l’autre un plaidoyer de défense.
On doit dès lors supposer que l’écrivain a utilisé comme document d’information des textes d’accusation contre Jésus. En conséquence, son écrit n’est qu’une défense construite à partir d’une lecture allégorique de l’accusation elle-même.
Il est donc temps de procéder à la recherche du référent du récit, référent qui constitue le but initial de mon étude. Cette recherche s’impose d’autant plus que les études qui la précèdent n’ont été qu’un détour, certes inévitable et nécessaire.
Mais peut-on l’aborder sans heurts ? Si le texte de base que nous avons retrouvé dans l’évangile n’était qu’un document d’information, la poursuite de l’étude serait aisée : il suffirait de partir de ce texte comme d’une chronique pour élaborer, à l’aide de confrontations et d’analogies, une narration de caractère historique. Mais puisque, comme je viens de le dire, ce texte est un acte d’accusation qui ne se borne pas à décrire le fait mais l’interprète selon un critère de valeur donné, la démarche historiographique est compromise.
Pour qu’elle soit possible, il faut démêler la double intrigue du récit, allégorico-mythique et dialectico-rhétorique, pour parvenir à distinguer l’information de l’accusation. Dans le premier cas il faut que le chercheur soit un interprète, dans le second il est nécessaire qu’il soit aussi un juge. Mais comment ce juge peut-il parvenir à la connaissance du fait s’il ne dispose, en principe, que des textes d’accusation et de défense ? C’est la question à laquelle j’essayerai de répondre dans le premier chapitre ; dans les suivants, par contre, je tenterai de rechercher le fait.
Une question se pose ici : puisque le fait peut moins être cerné par une méthode historique que par une analyse qui est proche de l’interprétation judiciaire, quelle est la valeur de ma recherche ? Je dirai qu’elle est archéologique.
À cet égard, il ne faut pas oublier que les deux récits se rapportent à leur référent moins par ce qu’ils disent que par ce qu’ils refoulent. En effet, en tant que textes d’accusation et de défense, ils cherchent à l’occulter par le biais d’une interprétation de valeur existentielle plus qu’à le manifester. Sans doute le référent est-il présent, mais dans l’infrastructure du discours, au niveau de son non-dit. Il se laisse entrevoir de la même façon que l’acteur sous son jeu scénique, ou que la structure architecturale d’un ancien monument à travers ses quelques pierres réemployées dans la construction d’un nouvel édifice : l’acteur comme la forme architecturale peuvent être détectés à partir de leurs vestiges.
Quant au référent, il laisse ses empreintes aussi bien dans l’interprétation qui le sublime que dans la technique de refoulement. Or connaître un objet à partir de ses vestiges est propre à l’archéologie. Naturellement, pour opérer ce passage il faut établir des analogies, rechercher des modèles de construction, créer des hypothèses et poser des postulats, pour donner une forme visible à cet absent, le référent qui ne se laisse entrevoir que par ses signes.
Dans ce procédé, l’imagination aura un grand rôle à jouer. On ne peut connaître le référent sans le reconstruire, de même qu’on ne peut retrouver l’ancien monument sans en reproduire le schéma.
Je sais que cette méthode se heurte aux exigences scientifiques de l’exégèse qui, en principe, refuse de s’aventurer dans la reconstruction pour demeurer au niveau de l’analyse. Mais le but de l’exégèse n’est pas, à proprement parler, de connaître le référent mais le dit du discours. Quant au référent, elle le suppose à partir du dit. Mais lorsqu’on doit rechercher le référent, surtout lorsqu’il est refoulé par le discours, il n’y a pas d’autre méthode que sa reproduction par des esquisses successives, jusqu’à ce qu’on parvienne à une maquette susceptible de le représenter. Cette maquette n’est pas le référent lui-même – la chose – tel qu’il est ou était, mais tel qu’il se donne à voir, à dessiner, à partir de ses indices.
Dans le présent ouvrage, je chercherai donc à construire une maquette des faits qui se sont déroulés au bord du Jourdain et à tracer un portrait-robot de Jésus. Sans doute ce portrait sera-t-il hypothétique, mais si on tient compte de l’état des connaissances sur Jésus son importance est grande.
Depuis deux millénaires on suppose connaître Jésus et on se réfère à lui en le faisant garant des options les plus contradictoires, de l’inquisition et de l’hérésie, de la richesse et de la pauvreté, de l’ordre et de la liberté, de la guerre et de la paix, du temps et de l’éternité, du fascisme et du communisme, de la sexualité et de l’hétérosexualité, etc. Cependant nul ne le connaît, chacun présente de lui une image qui n’a rien à voir avec sa personne. On parle toujours de lui en idéologues, en rhétoriciens, en plaideurs, qui ne font que continuer le discours d’accusation ou de défense qu’on retrouve dans les évangiles. On continue un procès sans qu’il puisse aboutir à un jugement qui mette Jésus hors de l’accusation et de la défense.
Celse, il est vrai, au commencement du deuxième siècle, a voulu écrire sur lui un « discours vrai » (aletos logos) (voir). Mais le contexte de lutte entre juifs, chrétiens et païens, sa mentalité de rhétoricien plus que de philosophe, son manque de moyens critiques, l’ont placé, malgré lui, au nombre des accusateurs.
Jésus demeure donc cible d’une plaidoirie qui se surcharge et se vide, puisque les accusateurs et les défenseurs, ayant perdu la documentation de base, ne vivent que de leurs propres discours.
Si ma recherche a un mérite, c’est celui d’avoir montré que les documents de base existent et qu’ils se trouvent dans l’infrastructure du texte de Marc et des autres évangiles.
Jésus existe donc en tant qu’objet d’historiographie. Comme tel, il exige qu’on lui rende justice et qu’on lui permette d’être connu en tant qu’homme de l’histoire : que les discours pléthoriques des plaidoiries cessent donc pour céder la place à un « discours vrai » ! C’est dans ce but que j’ai entrepris des fouilles dans le texte de l’évangile de Marc, afin de retrouver le corpus des informations sur Jésus et que, dans le présent ouvrage, je m’aventure à interpréter ce corpus pour faire une maquette de la vocation prophétique de Jésus lors de son séjour au bord du Jourdain.
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